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« Ces poèmes comptent beaucoup pour moi.

Je ne vivrais pas heureux sans eux »

100_0290.jpg(août 2011)

 

 

 

Alors âgé de 88 ans, Stéphane Hessel a présenté 88 poèmes d'auteurs français, anglais et allemands – les trois langues maîtrisées par cet Européen accompli – qu'il avait la fierté de connaître par cœur et aimait réciter entre amis, en public ou simplement pour lui-même, en marchant dans les rues, en prenant le métro.

 

Intitulé « O ma mémoire : la poésie, ma nécessité», cet ouvrage disponible en édition de poche porte en exergue ces vers d'Apollinaire qui en explicitent le titre :

« Mon beau navire, ô ma mémoire,

Avons-nous assez navigué ».

 

Dans la belle introduction qui précède ce recueil, Stéphane Hessel écrit qu'au soir de sa vie, le temps lui a semblé venu d'évoquer ce goût de la poésie qui n'a cessé de vivre en lui, de le rendre heureux et confiant, de nourrir ses combats et de l'aider àaffronter les

épreuves de l'histoire.

 

Ces poèmes, certains appris très jeune, d'autres beaucoup plus tard, ont été, nous dit-il, « la plus nécessaire des ressources » pour celui qui se décrit comme «un ruminant de poésie » désireux de transmettre à son tour ses « plaisirs de haute gourmandise ».

 

La poésie, pour lui, était fille de la complexité (terme cher à son ami Edgar Morin) et de la transparence, c'est pourquoi il recommandait de l'accueillir avec un esprit multiple et un cœur simple.

Il remerciait les poètes, créateurs d'imaginaires et de langues affranchies des discours dominants, de soustraire ceux qui les écoutent aux chaînes de l'ordre établi.

Ils nous protègent, n'a cessé de penser Stéphane Hessel, « contre l'automatisation, contre la rouille » qui menacent, si l'on n'y prend garde, nos façons de vivre, de penser et de dire l'amour, la révolte, la lutte, la réconciliation, nos sentiments et nos convictions.

 

Du moins était-ce ainsi qu'il aimait Villon le rebelle, Apollinaire dont il ne se lassait jamais, Keats qu'il tenait pour «un ruisseau de pur plaisir poétique », Ronsard dont les mots simples réussissent une combinaison explosive de la beauté, de l'amour et de la mort, Rimbaud l'indispensable, Rilke le compagnon du temps de vie et du temps d'approche de la mort, Joachim du Bellay et ses sonnets d'un exilé évoquant avec nostalgie l'amour de la patrie, les romantiques allemands, l'humour de Queneau et tous ces autres qu'il avait en

mémoire et en bouche.

 

La poésie, ultime recours, ultime secours 

 

Stéphane Hessel raconte comment, dans les moments les plus dramatiques qu'il dut affronter, la poésie lui fut d'un immense secours.

 

Il se souvient du jeune homme de 26 ans, arrêtépar la Gestapo, démasqué comme agent venu de Londres et dont le sort semblait scellé : il allait mourir. Pour sa jeune femme et comme ultime message, il inscrivit sur un bout de papier un vers d'un sonnet de Shakespeare qu'il aimait particulièrement et le glissa, à certains égards soulagé,

dans la poche de sa veste.

 

Plus tard, emprisonné dans le camp de Rottleberode, c'est un poème d'Edgar Poe qui lui permit d'affronter ces nuits sans sommeil où, entassés nombreux sur les bas-flancs, il fallait éviter de bouger, ne pas bousculer un voisin mort de fatigue : « aucun poème, écrit-il, ne m'a mieux aidé dans cette position que Le Corbeau de Poe, dont les vers de huit pieds, en strophes symétriques, s'écoulent sans grand effort de mémoire et dont le refrain, « Nevermore » (jamais plus), qui a troublé Baudelaire et inspiré Mallarmé, peut faire émerger une forme de sérénité qui s'apparente au sommeil et en remplace les bienfaits ».

Dans les baraques glaciales des camps de Buchenwald, Schönebeck puis Dora, c'est le Cimetière marin de Valéry qu'il se remémore, qui l'apaise et l'aide à tenir.

 

Quand il est, à Buchenwald, menacé de pendaison, c'est dans le souvenir du mythe d'Orphée et Eurydice, dans la force de ce drame antique qu'il puise cette certitude qui ne l'a jamais quitté : la mort n'est pas plus forte que la vie car elle en est l'envers, l'expérience

suprême, non la fin mais l'accomplissement, ce qu'il en appelle « le seuil accueillant ».

 

Une source de sérénité face àla mort

 

A plusieurs reprises, dans le texte introductif à son recueil de poèmes, Stéphane Hessel y revient : l'émotion poétique, nous dit-il, fut pour lui source de liberté et de sérénité face àla mort, vers laquelle il souhaitait aller sans angoisse mais plutôt avec gratitude, comme l'écrivain qui inscrit le mot « fin »au terme de l'oeuvre achevée.

Peut-être, ajoute-t-il, est-ce làle secret de ma singulière relation avec la poésie : sa manière d'unir la vie et la mort plutôt que des opposer, la mort comme présence qui encadre la vie, le poème comme un pont jeté entre la beauté et la mort.

 

D'Apollinaire qu'il aimait tant, il appréciait qu'il ait franchi « la fausse clôture entre la vie et la mort » car il savait, en poète, que l'une et l'autre ne font qu'une.

Il remerciait les poètes de lui permettre de faire, l'âge venant, l'expérience de ce qu'il ne craint pas d'appeler « cet état à demi-amoureux de la mort » : «plus je remue de poésie dans ma tête, plus j'en éprouve l'apaisante proximité ».

 

Des poèmes rassemblés dans cet ouvrage, Stéphane Hessel disait aussi : « chacun de ceux d'où me parvient une émotion particulière me prépare à mieux accueillir la mort ».

Et de citer une lettre de Rilke qui décrit ce va et vient entre ceux d'avant et ceux d'après dans un monde ouvert à tous, les vivants et les morts, les butineurs du visible et les abeilles de l'invisible.

 

Les vertus de la mémoire et le plaisir de connaître par coeur

 

Stéphane Hessel fut un homme de mémoire au meilleur sens du terme, attentif àtransmettre les leçons de l'histoire pour en fortifier les curiosités, les engagements et les solidarités d'aujourd'hui.

 

Toujours, il voulut exercer sa propre mémoire pour que, comme il l'écrit, elle «porte dans ses flancs, comme un beau navire chargé de voiles, toutes les richesses de la poésie ».

C'est ainsi qu'à 60 ans révolus, il s'attela à apprendre par cœur Le bateau ivre d'Arthur Rimbaud, qu'il tenait pour le plus libérateur de tous les poèmes ; et encore après 85 ans, des vers de Rilke dont sa mère lui avait, très jeune, donné la passion.

 

Je trouve, pour ma part, d'une grande justesse les pages où il évoque le plaisir d'apprendre par cœur des poèmes pour les inscrire « dans les deux chambres de la mémoire, la mentale et la corporelle ».

Il dit que c'est ainsi, sous l'influence de ses parents, de l'école, de rencontres, qu'il en prit l'habitude précoce, apprenant à goûter et à admirer.

 

La poésie, disait-il, est fille de la mémoire et de la voix, ses deux instruments.

Apprendre par cœur, c'était pour lui s'approprier intimement un texte, l'incorporer au point de pouvoir le savourer, le restituer, le partager.

Il y excellait dans les trois langues qu'il pratiquait et dans lesquelles il voyait trois façons différentes de faire surgir l'émotion poétique : en français, la mélodie d'un poème ne se dévoile pleinement qu'une fois révélés son sens et son thème ; en anglais, c'est d'abord le son des premiers mots qui interpelle l'oreille et la surprise poétique vient de l'écho que ces mots vont rencontrer quand le poème prend corps ; en allemand, la construction même de la langue oblige à conserver le mystère de l'intention poétique jusqu'à

l'éclosion finale de la strophe.

Voilàpourquoi, dans son livre qui vibre de tant de passion poétique, les poèmes qu'il a choisis nous sont donnés dans leur langue d'origine avant leur traduction.

 

Mémorisation et récitation étaient pour lui étroitement liées : le plaisir qu'il y prenait était aussi physique, respiration du corps autant que du texte.

 

Le testament poétique de Stéphane Hessel

 

Ces poèmes qu'il a tenu à nous offrir quelques années avant sa mort constituent une sorte d'autobiographie et de testament poétiques.

C'est le geste d'un homme convaincu que le propre de l'humanité est de poursuivre des fins qui dépassent la finitude individuelle et que la poésie, parce qu'elle subvertit et transgresse, parce qu'elle nous ouvre à des émotions bouleversantes et touche aux sentiments les plus profonds, représente une nourriture vitale à laquelle chacun doit pouvoir accéder, source de bonheur et de courage.

 

Merci, Stéphane Hessel, pour ce beau message d'humanisme et pour cette invitation au partage poétique.

 

Ségolène Royal

 

Tag(s) : #La vie tout court
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